top of page
  • Photo du rédacteurVéronique Mc Nealis

Analyse Filmique | The Virgin Suicides

Dernière mise à jour : 7 janv. 2021


Dans le cinéma grand public hollywoodien, ayant traditionnellement un penchant pour les fins heureuses, il n’est pas étonnant de constater qu’il y a eu très peu de films abordant le suicide. Au cinéma américain, la manière la plus récurrente de mourir est plutôt par un assaut criminel, alors qu’en réalité, le suicide est responsable de beaucoup plus de morts, soit approximativement le double, que l’homicide aux États-Unis[1]. Cela dit, en dépit des tendances hollywoodiennes, certains films américains et internationaux ont malgré tout représenté le suicide, notamment Le feu follet (1963), Harold and Maude (1971), The Seventh Continent (1989), Leaving Las Vegas (1995), A Taste of Cherry (1997) ainsi que The Virgin Suicides (1999) de Sofia Coppola. Pour sa part, l’adaptation cinématographique du roman de Jeffrey Eugenides, The Virgin Suicides, représente le suicide tragique de cinq adolescentes, les sœurs Lisbon, soit Cecilia, Lux, Mary, Bonnie et Therese, à travers les souvenirs des garçons dans leur voisinage. Or, s’identifiant au regard des garçons, la caméra met très peu en images le quotidien des adolescentes, les actes de suicide ainsi que leurs motivations, laissant de cette manière les spectateurs dans l’incompréhension quant aux événements. Le décadrage de tous ces éléments est en fait une utilisation postmoderne du hors-champ, qui laisse libre cours à l’imagination des spectateurs en ce qui a trait à l’interprétation. Dans le cadre de cette analyse, à travers divers exemples, je me concentrerai sur la manière dont le hors-champ dans Virgin Suicide crée un aura de mystère et représente les adolescentes de manière mystérieuse et, qui plus est, comment le hors-champ y érotise la figure de l’adolescente.


Le hors-champ est défini par Vincent Pinel comme l’opposé exact du champ, ainsi il y a une relation d’interdépendance entre les deux; sans champ il n’y a pas de hors-champ[2]. Pour leur part, les auteurs d’Esthétique du film définissent le hors-champ comme « l’ensemble des éléments (personnages, décor, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque »[3]. Comme le suggère Jacqueline Nacache, il peut ainsi désigner le continent de tout ce qui est imaginairement à côté du film[4]. Dans The Virgin Suicide, le hors-champ stimule justement l’imagination, la fantaisie et l’imagerie des filles chez les garçons et, du même coup, chez les spectateurs amenés à s’identifier à eux.

Par ailleurs, André Bazin avance quant à lui que, contrairement au cadre en peinture polarisant l’espace vers le dedans, le cadre au cinéma induit une lecture centrifuge; tout ce que l’écran nous montre est censé se prolonger indéfiniment dans l’univers[5]. En d’autres termes, le cadre au cinéma incite une lecture vers le hors-champ. Toutefois, cette interprétation généralisatrice du hors-champ manque de perspective historique. Dans son article « Poétique du hors-champ », Livio Belloi établit une généalogie du hors-champ, partant du cinéma primitif jusqu’au cinéma postmoderne, qui montre que la lecture au cinéma n’est pas toujours centrifuge. Au contraire de ce que Bazin avance, le cinéma des premiers temps avait pour soucis de garder les acteurs, les éléments de l’action dans le cadre et induisait ainsi une lecture centripète. C’est à l’ère du muet que le hors-champ surgit et est utilisé au cinéma comme un élément de surprise, entre autres. Cela dit, l’avènement du son donne vraiment vie au hors-champ, l’anime et le définit davantage. Dans les temps modernes du cinéma, le hors-champ demeure ouvert aux potentialités, mais le champ induit une lecture davantage vers l’intérieur. Enfin, à l’ère de la postmodernité, certains éléments du hors-champ susceptibles d’être montrés ne sont jamais révélés, et c’est ce que Belloi nomme « le dehors absolu ». Ce hors-champ inaccessible devient alors ouvert à l’interprétation subjective du spectateur. C’est le cas notamment dans le film Pulp Fiction (1994) où le contenu de la mallette n’est jamais cadré. Ou encore, dans Under the Skin (2013), lorsque l’extra-terrestre regarde vers son entre-jambe et qu’elle est choquée par ce qu’elle y découvre, mais que la caméra ne montre jamais ce qu’elle y a vu de si troublant. Parmi une panoplie d’autres exemples, The Virgin Suicide possède aussi un dehors absolu, étant que donné que plusieurs évènements dans la vie des adolescentes ne sont jamais révélés à l’écran, dont entre autres l’enchaînement des suicides vers la fin du film.

D’autre part, Noel Burch élabore pour sa part une systématisation qui développe la conception bazinienne du cadre-cache tout en la nuançant. En effet, dans « Nana ou les deux espaces », il catégorise le hors-champ en six segments[6], soit les quatre hors-champs définis par les quatre bords du cadre (en haut, en bas, à gauche, à droite), le hors-champ à l’intérieur du champ, caché par des éléments de décor et de mise-en-scène, et finalement le hors-champ ambigu qui se trouve derrière la caméra. Le sixième hors-champ, celui derrière la caméra, est ambigu, puisqu’il peut à la fois représenter la caméra, les spectateurs devant l’écran ou encore un personnage lorsque la caméra est subjective. On retrouve cette ambigüité dans The Virgin Suicides lorsque, par exemple, Lux lance un clin d’œil vis-à-vis la caméra. Est-ce que son clin d’œil enjôleur s’adresse à nous, spectateurs, ou s’adresse-t-il aux garçons dans le film dans leur souvenir ? Difficile à déterminer.

Quoiqu’il en soit, le hors-champ dans The Virgin Suicide a plusieurs implications dramatiques; il contribue au mystère de la vie des cinq adolescentes, à leur aura mystérieux, ainsi qu’à leur érotisation. Par définition, le mystère est « ce qui est inaccessible à la raison humaine, ce qui est de l’ordre du surnaturel, ce qui est obscur, caché, inconnu, incompréhensible »[7]. Cette définition s’applique définitivement au film de Coppola dans lequel la caméra cache de nombreux éléments au lieu de les révéler et ainsi rend la vie et la mort des adolescentes mystérieuses, incompréhensibles. Par exemple, lorsqu’au début du film Cecilia commet sa première tentative de suicide, les spectateurs n’ont pas accès à ses motivations, mais seulement aux spéculations et aux commérages ultérieurs du voisinage. De cette manière, comme le docteur, comme l’entourage, les spectateurs sont dans l’incompréhension de la tentative de suicide de Cecilia dont les motivations demeurent hors-champ. Et ces motivations demeurent à nouveau hors-champ lors de sa seconde tentative de suicide, cette fois réussie, et ainsi se perpétue le mystère qui fait commérer les médias et l’entourage. Justement, en ce qui à trait à cette deuxième tentative de suicide, elle exemplifie la citation de Jean-Pierre Oudart dans « La suture », « à tout champ filmique fait écho un champ absent, lieu d’un personnage qu’y pose l’imaginaire du spectateur, que nous appellerons l’absent. Et tous les objets du champ filmique, en un temps de la lecture, se posent ensemble comme le signifiant de son absence »[8]. Effectivement, alors qu’à sa fête Cecilia quitte le champ par la droite et monte ainsi vers le hors-champ en haut du cadre, elle incarne « l’absente » auquel Oudart fait référence. De cette manière, son sort est laissé à l’imaginaire du spectateur alors que le champ de la fête met en évidence son absence. Bien que la moue boudeuse qu’affichait Cecilia lors de la fête ait rendue son suicide prévisible, rien ne le garantit et ne l’affiche explicitement dans le champ. Jusqu’à ce qu’un bruit alerte la mère et que tout le monde accoure vers l’extérieur et qu’ainsi se révèle au champ le suicide de Cecilia par défenestration. Plus tard dans le film, alors que Trip et Lux sont sur le terrain de football, implicitement à l’intérieur de la scène se trouve la possibilité qu’il l’a peut-être violée[9]. En effet, l’utilisation de l’ellipse dans cette séquence par Coppola induit de l’anxiété chez les spectateurs et les laisse dans l’incompréhension de ce que s’est réellement produit. Comme le dit Anna Backman Rogers, dans un film construit autour des fissures et des lacunes avec néanmoins des glissements imprésentables, indicibles et insondables, il est crucial que l’acte sexuel soit rendu sinistre par sa simple absence[10]. Enfin, dans un même ordre d’idées, la séquence finale du suicide des quatre adolescentes laisse hors-champ tout l’enchaînement de leur suicide ainsi que, comme leur sœur défunte, leurs motivations. D’abord, pour débuter la séquence, les garçons s’approchent de la maison discrètement et est révélée au champ à travers la fenêtre la silhouette de Lux. Les autres sœurs sont encore dans le hors-champ. Les garçons cognent à la porte et alors Lux leur ouvre et interagit avec eux pendant quelques minutes sans sortir ni les laisser entrer. Tandis qu’elle les laisse finalement entrer dans la maison, celle-ci sort et va « attendre dans la voiture ». Aperçue pour la dernière fois par l’un des garçons, Lux lance un regard par-dessus son épaule vers celui-ci. Ce regard est ambigu, puisqu’il peut également être dirigé vers les spectateurs, hors-champ, en guise d’adieux. Elle quitte ensuite le champ définitivement par la droite. Une courte séquence trompeuse est alors insérée; les adolescents et adolescentes sont réunis et heureux sur la route. En conséquence, alors que les spectateurs sont tentés de croire que les filles s’apprêtent à enfin sortir de leur prison et à s’enfuir avec les garçons, les corps morts des sœurs sont découverts à l’intérieur de la maison par les garçons. Tel qu’Aaron Micheal le dit, la séquence finale du film est une véritable liste de retirements; il n’est montré ni un lit de mort, ni un décès dans le champ, ni même un corps mort entier[11]. Tous ces éléments demeurent à jamais hors-champ, ce qui tourmente encore et toujours la mémoire du narrateur adulte. Comme il le dit, et c’est le cas pour le spectateur également, « à la fin, nous avions des pièces du casse-tête, mais peu importe comment nous les assemblions, des trous demeuraient ». Le hors-champ fait ainsi en sorte que le mystère demeure irrésolu.

En outre, comme Aaron Micheal en fait mention, chaque fille est montrée à l’écran purement dans le contexte des garçons et des hommes dans le film[12]. En l’occurrence, Sofia Coppola sympathise avec le regard masculin qui a accès seulement à une parcelle de l’univers féminin. La majeure partie de cet univers demeure inaccessible aux garçons, il demeure inconnu et hors-champ, d’où leur fascination pour ses filles qu’ils sont ainsi amenés à trouver mystérieuse. Ce hors-champ engendre l’érotisation de la féminité dans le film, car la rareté ou l’absence d’images liées à l’univers féminin laisse libre cours à l’imagination, à la fantaisie des garçons. L’érotisme possède des définitions variées, or l’une d’entre elles concerne particulièrement le film, soit celle selon laquelle l’érotisme est la « recherche psychologique et physiologique de l’attraction et de l’excitation sexuelles »[13]. L’érotisme dans The Virgin Suicide s’articule dans la relation entre le hors-champ et le champ, soit lorsque ce qui est habituellement hors-champ devient l’objet du regard. Comme le propose Pascal Bonitzer dans Le Regard et la voix, « ce qui compte, ce n’est pas que l’appareil soit vu ou pas (je ne dis pas pour autant que c’est indifférent), mais la façon dont le film joue avec son hors-champ. Ce qui importe, c’est cette articulation du champ et du hors-champ, de l’espace in et de l’espace off ; ou l’espace off n’est utilisé que pour donner un supplément de réalité à ce que l’écran offre à la vue »[14]. Qui plus est, Christan Metz dans Le Signifiant imaginaire rajoute à ce propos, « le cinéma à sujet directement érotique joue volontiers sur les limites du cadre et sur les dévoilements progressifs, au besoin incomplets, que permet la caméra quand elle bouge »[15]. L’espace off dans The Virgin Suicides donne un supplément d’érotisme à l’univers féminin lorsqu’il est finalement montré à l’écran, soumis au regard masculin. En effet, lorsque, par exemple, un adolescent invité chez les Lisbon demande à aller à la salle de bain, celui-ci en profite pour s’immiscer dans la chambre des filles. Autrefois hors-champs, la chambre et la salle de bain des filles deviennent dès lors des éléments du champ. Alors que le garçon s’approche lentement de la porte et renferme celle-ci devant les spectateurs, la curiosité monte chez ceux-ci. L’univers secret des filles est sur le point d’être révélé à l’écran. Une fois à l’intérieur, le garçon examine la pièce, hume le parfum des filles dans la salle de bain comme si il est justement à la recherche d’une attraction sexuelle. L’odeur du parfum de Lux suscite d’ailleurs une imagerie, un fantasme, chez le garçon. L’attirance liée à l’endroit et aux objets qui s’y trouvent découle du fait que la pièce est intime, interdite, secrète, qu’elle appartient au champ des filles et ainsi il est souvent inaccessible aux garçons. En d’autres termes, l’endroit fait partie du hors-champ de l’univers masculin. Par la suite, Lux le surprend dans la salle de bain et lui demande de déguerpir lorsqu’elle a quelque chose à y prendre, rappelant de cette façon que cet endroit fait partie du champ féminin et de l’inaccessible hors-champ du garçon; donc qu’il n’est pas censé y être. Un autre élément du hors-champ des garçons, inaccessible à leur vue, est la sexualité féminine. C’est pourquoi, lorsque Lux couche avec un adolescent sur le toit de sa maison, les garçons sont curieux, attisés et espionnent l’acte sexuel à travers un télescope. Ils sont clairement dans la « recherche psychologique et physiologique de l’attraction et de l’excitation sexuelles ». Encore une fois, la situation est érotisée par la transition du hors-champ vers le champ à travers le téléscope. D’autre part, dans la séquence d’ouverture du film, une autre image peut être interprétée comme érotique. Au moment où l’image de Lux en surimpression fait un clin d’œil la caméra, elle s’adresse au sixième hors-champ, celui derrière la caméra. Tel que discuté auparavant, ce hors-champ est ambigu, car il peut soit s’agir des spectateurs ou de l’imaginaire des garçons, ou encore des deux simultanément. La seconde option est très probable puisque, comme le suggère Aaron Micheal, l’imaginaire nécromantique est mis au premier plan dans le film à travers l’expérience existentielle masculine de sorte que les filles fonctionnent en tant que muses, spectres et sirènes pour les garçons[16]. En lançant un clin d’œil à l’imaginaire masculin, hors-champ, la situation est explicitement érotique. En somme, le hors-champ dans le film a à plusieurs occurrences des fonctions érotiques.

En conclusion, le hors-champ dansThe Virgin Suicides est source de mystère et d’érotisation quant à la vie des adolescentes, tel qu’observé à travers divers exemples. Ce hors-champ stimule l’imagination chez les spectateurs, lui ouvre la porte des interprétations et des fantasmes. Selon Jacques Tourneur, plus que l’art de montrer, le cinéma est plutôt l’art de cacher, ce que Sofia Coppola est parvenue à exemplifier dans son film. Il devient alors intéressant pour les cinéspectaurs de reconstruire le casse-tête par des théories sur les pièces manquantes, pour reprendre l'allégorie du narrateur.

Bibliographie

[1] Micheal Aaron, « Cinema and Suicide: Necromanticism, Dead-already-ness, and the Logic of the Vanishing Point », Cinema Journal, 2014, p. 70 [2] Jacqueline, Nacache, Le hors-champ, pouvoir invisible, 2005, p. 1 [3] Ibid. [4] Ibid. [5] Ibid., p. 4 [6] Ibid., p. 6 [7] Diction de français Larousse [8] Jacqueline, Nacache, Le hors-champ, pouvoir invisible, 2005, p. 5 [9] Anna Backman Rogers, American Independent Cinema, 2015, p. 29 [10] Ibid. [11] Micheal Aaron, Death and the Moving Image: Ideology, Iconography and I, 2014, p. 55 [12] Ibid. [13] Diction de français Larousse [14] Jacqueline, Nacache, Le hors-champ, pouvoir invisible, 2005, p. 10 [15] Ibid., p. 8 [16] Micheal Aaron, « Cinema and Suicide: Necromanticism, Dead-already-ness, and the Logic of the Vanishing Point », Cinema Journal, 2014, p. 79

24 vues0 commentaire
bottom of page