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  • Photo du rédacteurVéronique Mc Nealis

Analyse Filmique | Smoke Signals

Dernière mise à jour : 7 janv. 2021

Comme le suggère Michelle Raheja dans sa monographie Reservation Reelism, la production médiatique indigène et transnationale met en exergue le dicton d’Audrey Lorde « the master’s tools will never dismantle the master’s house » en insistant sur le fait que les fondations sur lesquelles est bâtie la maison de maîtres, les Européens-Américains, sont à l’origine indigènes et devraient être reterritorialisées par les Indigènes et rapatriées à ceux-ci (2010, p. 24). Vers la fin du XXe siècle, les cinéastes Indigènes ont trouvé des moyens de s’approprier quelque des « outils des maîtres », tels que la technologie médiatique, notamment la caméra et la technologie audiovisuelle, à des fins propres aux Indigènes dans le but de rebâtir leur maison, pour reprendre l’expression de Lorde. Tout cela fait partie de ce que Raheja nomme « la souveraineté visuelle » et que Randolph Lewis décrit comme étant l’habilité d’un groupe de gens de se représenter avec leurs propres ambitions à cœur (ibid., p. 32). Le film Smoke Signals (1998) s’inscrit dans la souveraineté visuelle, puisqu’il met en scène des Autochtones d’Amérique et qu’il est réalisé et scénarisé par des Autochtones, soit respectivement, Chris Eyre et Sherman Alexie. Ces cinéastes s’emparent de la caméra et de la narration, les outils du cinéma hégémonique hollywoodien et de la suprématie blanche, pour représenter leur communauté selon leurs propres termes. Il s’agit d’une production majeure du cinéma des Natifs Américains, car il est le premier à connaître une si grande distribution et à avoir un aussi important succès critique et financier. Ainsi, tel que proposé par l’étudiante Maori Linda Tuhiwai, le film performe une « indigénisation » des médias de masse, en l’occurrence du cinéma (Hearne, 2012, p. 16). Le film réussit à s’insérer dans la culture populaire tout en critiquant cette même culture par rapport aux représentations de la population autochtone d’Amérique. En effet, la transtextualité référant à la culture populaire ainsi que l’usage des stéréotypes dans le film ont, d’une part, une logique commerciale et aussi identitaire, mais également un aspect critique qui remet en question les représentations hollywoodiennes des Autochtones.



Un film plein de références à la culture populaire



En ce qui a trait à la transtextualité vis-à-vis de la culture populaire dans le film, elle est fortement présente et sert à établir un « terrain commun » entre les spectateurs Indigènes et non-Indigènes. Effectivement, le scénariste Sherman Alexie réfère à ses références à la culture populaire à du « capital culturel » étant donné que, selon lui, ça crée un terrain commun. Il dit : « c’est une manière pour nous de s’assoir à la même table. J’utilise la culture populaire comme la plupart des poètes utilisent le Latin » (ibid., p. 16-17). Toutefois, comme le remarque Joanna Hearne, Smoke Signals met en évidence le fait que le terrain commun dans lequel s’inscrit la culture populaire appartient à l’origine aux Indigènes (idem). Les cinéastes se réapproprient un espace médiatique populaire qui traditionnellement a été hostile vis-à-vis des Indigènes, tel les films westerns, et tournent ainsi un système sémantique établit pour servir des intérêts propres aux Autochtones. En entrevue, Alexie révèle avoir été critiqué par des intellectuels Autochtones pour son engagement avec la culture populaire, or, comme il l’affirme, cette ligne de pensée présume toujours que les « Indiens », comme il se nomme, sont en dehors de celle-ci et que la culture populaire est moins importante que les autres parties de leur culture (Hearne, 2010, p. 128). Il est vrai que ces critiques participent du stéréotype de « l’Indien disparaissant », puisqu’elles présument que les Natifs Américains sont enfermés dans le passé et incapables de participer au monde contemporain dans lequel s’inscrit la culture populaire. Qui plus est, Alexie rajoute dans le cadre d’une autre entrevue, que l’univers filmique du passé n’a jamais laissé les Autochtones être des membres fonctionnels de la conscience nationale américaine et de la société (Knopf, 2008, p. p. 262). Son film montre au contraire que sa communauté est autant influencée par leur propre tribu culturelle que par la culture populaire. Bref, le film emploie la culture populaire pour montrer que les Autochtones participent aussi de celle-ci et également pour rejoindre une plus grande audience. Parmi les nombreux éléments de transtextualité du film, on compte le plus évidemment un pastiche du road movie hollywoodien, une référence indirecte à la culture populaire. À vrai dire, le film imite les modalités du genre commun du film routier, ce qui crée une connivence tant chez un public Natif que non-Natif par la familiarité du genre. Il y a un motif de la route présent dans le film : il y a une vingtaine de plan de vues aériennes de routes à travers la réserve et de paysages variés. Ces plans fournissent le motif visuel à la base du film routier, soit la route elle-même. De plus, des plans moyens du chauffeur d’autobus, des gros plans du levier de changement de vitesse et des pneus, ainsi que les plans des rétroviseurs du chauffeur et de Victor appartiennent eux aussi à des ingrédients visuels de base des films routiers. En outre, la dynamique du voyage est essentielle dans le film routier et se retrouve également dans Smoke Signals. En effet, l’aspect central du récit filmique est le voyage de Victor et de son ami Thomas pour aller récupérer les cendres de son père dans une autre réserve. En conséquence, le film met en scène plusieurs plans liés au motif du voyage : les plans des véhicules (la voiture Malibu, l’autobus, le pickup d’Arnold et la voiture de police font tous partie de ce motif). Aussi, les plans de Victor marchant dans le désert font également partie du motif de voyage. Par ailleurs, la référence directe au film routier populaire Thelma and Louise (1991) renforce davantage le rapprochement du film au genre hollywoodien road movie. Dans le film, les protagonistes Victor et Thomas demandent à faire du covoiturage à deux femmes Autochtones conduisant dans leur réserve. Celles-ci portent le nom de Velma et Lucy (noms ressemblant à Thelma et Louise) et Alexie dit qu’il voulait rendre hommage au film culte (ibid., p. 262). Le fait que ses personnages conduisent en sens contraire de la destination souhaitée est une métonymie et une métaphore simultanément : d’abord, parce que les voitures dans la réserve ne fonctionnent pas toujours comme elles le devraient, et puis, parce que ça fait allusion à la philosophie d’Alexie selon laquelle il faut parfois reculer en arrière pour avancer dans la vie (idem). Quoiqu’il en soit, cette référence à la culture populaire permet de rejoindre la mémoire cinématographique du public avec humour, ce qui facilite l’inscription du film des Natifs dans la culture populaire. Cela dit, ce n’est pas la seule référence directe dans le film. En fait, il y a plusieurs références aux films westerns qui constituent une parodie de ceux-ci. Par exemple, et certainement un moment iconique du film, John Wayne est parodié par Thomas et Victor qui se mettent à chanter dans l’autobus sur le fait que Wayne ne montre jamais ses dents dans ses films d’après eux. En tournant en dérision l’acteur populaire des films westerns américains, Eyre et Alexie utilisent la figure populaire comme moyen de rejoindre le public, tout en critiquant le genre western. Eyre et Alexie renversent de cette manière l’habitude hollywoodienne d’humilier, de mal représenter et de caricaturer la population indigène dans les films westerns en faisant la même chose à l’endroit des stars blanches hollywoodiennes. C’est le cas aussi lorsque Thomas affirme qu’Arnold ressemble à Charles Bronson dans le film Death Wish V (1994). Étant donné qu’Arnold ne ressemble pas du tout à Bronson et que Thomas dit cela avec un ton sérieux impossible, la phrase tourne en une blague. Eyre et Alexie utilisent cette comparaison afin de critiquer le « red facing », c’est-à-dire le fait que dans les films westerns le rôle principal de l’Indien était la plupart du temps interpréter par des acteurs non-Indigènes, soit par des acteurs Italiens, Asiatiques ou des immigrants Américains comme Charles Bronson. Ainsi, les références aux acteurs cultes créent une connivence avec le public non-Indigène et la culture populaire, mais elles constituent aussi un véhicule de critique de certains aspects de cette même culture. En somme, le film tend plusieurs ponts vers la culture populaire américaine pour participer à celle-ci, mais en y intégrant le point de vue critique d’Autochtones pour modifier cette même culture, « l’indigéniser » de l’intérieur.




Stéréotypie et

auto-exostisme




D’autre part, la stéréotypie dans le film reprend des clichés courants des Indigènes dans le cinéma hégémonique hollywoodien pour produire de l’auto-exotisme et pour témoigner de l’hybridation culturelle. Une séquence du film met particulièrement en exergue ces deux fonctions du stéréotype : celle dans laquelle Victor dit à Thomas comment « être un vrai Indien ». Dans cette séquence, Victor se moque de Thomas du fait qu’il agit comme un stéréotype hollywoodien, celui du médecin Indien. Il lui demande combien de fois il a vu le film Dances with Wolves (1990) pour signaler le fait qu’il incarne le stéréotype du « gentil Indien » médecin représenté dans le film plutôt que d’agir comme « un vrai Indien ». En effet, Thomas a vu le film plusieurs fois. Or, Victor lui apprend à être un « vrai Indien » en remplaçant un stéréotype, celui du « bon Indien », par un autre, celui du guerrier, du « méchant Indien ». Thomas lui dit de « devenir stoïque », d’avoir « l’air méchant » et comme s’il « venait de tuer un buffalo », malgré le fait que les Indigènes de Cœur d’Alenes n’étaient pas de chasseurs de plaine. Victor reprend donc un stéréotype à son compte et comme le reste du public américain, il sait exactement de quoi un Indien guerrier, noble, doit avoir l’air et comment il doit agir. Les deux personnages ont donc internalisé des images racistes et stéréotypées des Autochtones dans le cinéma hollywoodien et la culture populaire. Il s’agit d’un bon exemple dans le film d’auto-exotisme, ou d’exotisme postcolonial, qui se définit selon Lionel Gauthier par le fait que « l’ancien colonisé valoriserait certaines constituantes exotiques de son identité afin de se distinguer du colonisateur et de s’identifier à une culture particulière » (Lauzon, 2013, p. 36). Effectivement, lorsque Victor propose à Thomas d’adopter une attitude guerrière propre aux Indiens, il le fait parce qu’il considère ça comme un moyen de défense contre les Blancs méchants, donc pour se distinguer d’eux en étant plus fort qu’eux. Le protagoniste met donc en exergue la logique identitaire de l’auto-exotisme; c’est une manière de constituer son identité pour lui. D’après Walter Lippman, l’usage des stéréotypes n’est pas strictement négatif. Au contraire, les stéréotypes seraient même essentiels pour vivre en société, car ils permettent aux individus de s’identifier, de se reconnaître et de se différencier. C’est ce que le protagoniste Victor fait en se réappropriant l’attitude guerrière des Natifs Américains d’Hollywood pour se forger une identité singulière qui fait de lui « un vrai Indien » vis-à-vis des Blancs. Cette séquence exemplifie également le concept d’hybridation culturelle avancée par Homi Bhabha selon lequel les colonisés ne sont pas des blocs monolithiques et ils changent au contact avec d’autres cultures. Comme le dit Marilyn Lauzon, « l’auto-exotisme étudie le rapport du narrateur aux influences extérieures, et la gestion de son identité en regard de ces interactions. Il considère, enfin, les influences diverses comme constitutives d’une identité unique et fluctuante » (ibid., p. 38-39). En raison des représentations filmiques des Natifs Américains dans le cinéma hollywoodien, Victor et Thomas se sont construit une identité à partir des modèles d’Autochtones qu’ils avaient à leur disposition en grandissant et s’en servent pour avoir un sentiment d’appartenance à leur communauté. Enfin, cette séquence permet toujours de rejoindre le public blanc, puisqu’elle montre aux visionneurs blancs que plusieurs de leurs idées préconçues à propos de ce qui constitue de « vrais Indiens » viennent de films hollywoodiens comme le film Dances with Wolves tout en maintenant un ton humoristique plutôt que moralisateur. Les non-Natifs qui regardent peuvent donc apprendre sur la réalité des stéréotypes Indiens hollywoodiens sans être culpabilisés. Il s’agit d’un acte de souveraineté visuelle d’après Raheja, puisque les cinéastes se sont appropriés les conventions narratives et visuelles des stéréotypes du médium filmique pour leurs propres intérêts (identitaire et commercial) et pour leurs propres fins et ont cherché à mettre de l’avant de la connaissance tributaire à la population indigène (Raheja, 2010, p. 33). Par ailleurs, une autre référence à des stéréotypes hollywoodiens survient plus tard dans le film. En fait, Holly, la copine du père défunt de Victor, appelle Thomas et Victor « The Lone Ranger and Toto » faisant ainsi référence au film western du même nom. Le personnage de Toto, l’Indien, correspond au compagnon docile et gardien de l’homme blanc colonisateur, bref au stéréotype du « noble sauvage » que des écrivains, des scénaristes et des réalisateurs non-Indigènes ont conçu pour lui. Thomas rétorque vis-à-vis de cette comparaison, qu’ils sont plutôt Toto et Toto et par cette réplique il reprend à son compte le stéréotype associé au personnage. Il refuse dans cette parole le rôle de gardien coloniale tout en faisant preuve d’autodérision postcoloniale, puisque Toto est l’archétype de l’Indien domestiqué, docile, inculte et incapable d’autonomie (Knopf, 2008, p. 260). Ainsi, il fait preuve d’un auto-exotisme qui par l’humour, l’autodérision va attirer un grand public. Qui plus est, Thomas dit lorsqu’un film western joue sur la télévision chez Holly que la seule chose plus triste que les Indiens sont des Indiens en train de regarder des Indiens à la télévision. Encore une fois, le personnage est dans l’auto-dérision. Dans cette scène, Eyre et Alexie incorpore une scène de film western au sein de leur film, avec les stéréotypes Indiens que l’audience associe à ce genre de scène. Simultanément, le western est recontextualisé dans un espace filmique narratif et visuel autonome contrôlé par des cinéastes Indigènes dans lequel le commentaire de Thomas critique l’hétérostéréotypie des cultures indigènes dans les westerns et l’autostéréotypie partielle des Indigènes engendrés par le médium. L’usage des stéréotypes est en l’occurrence à la fois de l’auto-exotisme et une critique de cet auto-exotisme. Cet usage des stéréotypes permet à nouveau de créer une connivence avec les spectateurs par l’humour, mais met aussi en évidence l’ambivalence des stéréotypes qui sont produits de l’extérieur du cinéma indigène, mais réapproprier par celui-ci. En somme, l’usage des stéréotypes dans le film permet de produire de l’exotisme postcolonial, dont l’objectif est à la fois identitaire et commercial, tout en produisant une critique des stéréotypes en montrant leur ambivalence.


En conclusion, le film Smoke Signals a permis d’insérer la population indigène et ses points de vue critiques dans la culture populaire par la transtextualité, que ce soit par le pastiche, la parodie ou la citation, ainsi que l’usage des stéréotypes produisant d’une part de l’exotisme souverain, dont la logique est à la fois commerciale et identitaire, et d’autre part une remise en question de ces mêmes stéréotypes.

Bibliographie


HEARNE, Joanna. 2010. « Remembering Smoke Signals: Interviews with Chris Eyre and Sherman Alexie ». Post Script-Essays in Film and the Humanities, n. 29, vol. 3

HEARNE, Joanna. 2012. Smoke Signals: Native Cinema Rising. Lincoln: University of Nebraska Press.

KNOPF, Kerstin. 2008. Decolonizing the Lens of Power: Indigenous Films in North America. Amsterdam: Brill Rodopi.

RAHEJA, Michelle H. 2010. Reservation Reelism: Redfacing, Visual Sovereignty, and Representation of Native Americans in Film. Lincoln: University of Nebraska Press.

ROLLINS, Peter. 2011. Hollywood's Indian: The Portrayal of the Native American in Film. Lexington: University Press of Kentucky

LAUZON, Marilyn. 2013. Stéréotypes et auto-exotisme: les représentations de la sexualité de l’homme noir chez René Depestre et Dany Laferrière. Montréal : Université de Montréal

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