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  • Photo du rédacteurVéronique Mc Nealis

Analyse filmique | La Naissance des Pieuvres

Dernière mise à jour : 3 janv. 2021


On reconnaît aisément un film de Céline Sciamma par la couleur bleue omniprésente, les lignes symétriques dans les plans, le paysage de la banlieue parisienne, la sous-verbalisation des personnages et de nombreux groupes d’individus la plupart du temps dans le hors-champ. Il ne faut donc pas s’étonner de retrouver tous ces éléments du langage de Sciamma dans son premier long-métrage Naissance des pieuvres (2007). Or, curieusement, la naissance des trois pieuvres dans Water Lilies se traduit par leur éveil à la sexualité, tandis que, dans la réalité, la pieuvre est une espèce génétiquement programmée pour mourir après l’accouplement. Certes, on comprend ici l’antithèse farfelue de Sciamma. Singulière, la cinéaste n’est pourtant pas la seule de sa génération à s’intéresser à l’adolescence au féminin. En effet, l’année 2007 est particulière pour ce qui est de la représentation des adolescentes dans le cinéma français; l’adolescente a été le sujet de deux autres films réalisés par des femmes, soit Charly d’Isild le Besco et Et toi t’es sur qui ? de Lola Doillon (Belot, 2012, p. 170). Cela dit, ce qui distingue Sciamma de ses pairs, ce sont les manières entreprises pour faciliter l’identification des personnages, la métaphore de l’espace visuel lié à la natation et la grande part de silence dans le film.


Synopsis


Water Lilies (Naissance des pieuvres) raconte les vacances d’été de trois adolescentes de 15 ans à l’éveil de la sexualité, soit de Marie (Pauline Acquart), maigrichonne, brune, timide et garçonne, Floriane (Adèle Haenel), belle, blonde, populaire auprès des garçons, l’incarnation parfaite de Lolita, et Anne (Louise Blachère), boulotte, enfantine, complexée et espérant être aimée de François, capitaine de l’équipe de water-polo. Marie traîne souvent avec sa copine Anne. Alors qu’Anne entraîne les poussines à la piscine, Marie est subjuguée par la prestation des nageuses synchronisées et, particulièrement, par la capitaine de l’équipe, Floriane. À partir de là, Marie est déterminée à faire partie de l’équipe de nage synchronisée et, dans le but d’assister aux entraînements, elle sert de chaperon à Floriane pour ses sorties avec François. Or, au fil de leurs rencontres, le lien entre les adolescentes s’approfondie et le désir naissant de Marie pour Floriane s’accentue.

L’identification


L’identification secondaire aux personnages dans Naissance des pieuvres est facilitée par plusieurs procédés filmiques. D’abord, elle est facilitée par l’abstraction, c’est-à-dire par la mise dans le hors-champ des parents, de la famille, des adultes, de l’école et, surtout, des garçons à travers le film. Ainsi, les trois protagonistes féminins sont enfermés dans un vase clos obligeant le cinéspectateur à s’identifier à une ou plusieurs d’entre elles. D’abord, en ce qui a trait aux parents de ces adolescentes, on ne les voit jamais dans le film, on ne voit pas la vie des filles à la maison, elles ne partagent aucun repas avec leurs mères ou leurs pères, bref, elles habitent des maisons désertées (Palmer, 2011, p.34). L’écart générationnel est ici accentué, jeunes et vieux sont divorcés à un degré absurde (ibid., p. 34). Céline Sciamma s’explique en entrevue sur ce choix stylistique drastique : « j’ai commencé à écrire des scènes avec les parents des personnages à l’intérieur, mais je les ai rapidement trouvées ennuyeuses. La relation complexe entre adolescents et adultes est au cœur de la tradition française des films pour adolescents, de Les Quatre Cents Coups de Truffaut à À nos amours de Pialat. Mais j’ai décidé que je préférais ne pas en parler du tout et je m’en suis dispensée après la première ébauche. Je voulais aussi que tout le monde s’identifie avec une fille de 15 ans et des personnages adultes leur aurait permis de trouver refuge ailleurs » (Wood, 2008, p. 9). De cette manière, Sciamma supprime du cadre les parents pour que le cinéspectatorat, jeune ou adulte, ne trouve refuge strictement qu’en les adolescentes. Or, Water Lilies ne se contente pas que de supprimer du champ les parents, mais aussi les adultes de façon plus générale. En fait, le film n’a que cinq rôles d’adultes parlants dont aucun n’est nommé et ensemble ils n’ont que douze lignes, pour la plupart des banalités, telles qu’une préposée à la piscine récitant les règles pour entrer dans l’équipe de nage synchronisée à Marie et une madame non-identifiée et largement hors du cadre qui demande à Marie de s’assoir durant la compétition de natation dans la séquence d’ouverture du film et parmi quelques autres exemples encore (Palmer, 2011, p. 34). Pour les adolescentes de Sciamma, l’adulte est complètement marginal, un élément n’apparaissant pratiquement pas à l’écran (idid., p. 35). Comme le souligne Jean-François Hamel, « l'adolescence est un monde refermé sur lui-même, qui perçoit l'adulte comme un intrus. Ce choix scénaristique traduit la lucidité de la réalisatrice qui ose aborder l'adolescence de front à travers sa réalité propre et ses petits problèmes » (2009, p. 60). En reversant la tradition française de la confrontation entre adultes et adolescents, Sciamma fait preuve d’originalité, mais aussi d’efficacité en facilitant l’identification à ses personnages. Sciamma utilise le même principe de réduction avec les garçons qui sont la plupart du temps dans le hors-champ. À vrai dire, le film n’a que deux parties parlantes masculines, dont on compte en tout seulement onze lignes et moins de quarante mots alloués aux garçons à l’écran (ibid. p. 35). Aucun garçon dans le film ne parle à un autre gars et les vocalisations intra-masculines sont limitées à des rugissements chahuteurs d’approbation parmi leur équipe de water-polo, un grognement animal une première fois entendu lorsqu’Anne présente un collier à François en face de ses amis et repris durant la fête de la piscine de la séquence finale (ibid. p. 35). Non seulement les garçons dans le film ne parlent pas beaucoup, mais aussi ils occupent rarement le champ. Par exemple, à la première fête de la piscine, au début du film, un gars entre dans le cadre et s’approche de Marie et se tourne vers elle et Marie se détourne aussitôt de lui et regarde vers Floriane, laissant ensuite le garçon dans le hors-champ. Qui plus est, lorsqu’Anne perd sa virginité à François, le cadre coupe la tête de François durant la presque totalité de l’acte, ce qui laisse la majorité du champ à Anne. Toujours franche sur ses choix cinématographiques radicaux, Sciamma explique à nouveau en entrevue que son but « était d’enlever le point de vue des garçons, pour tout appréhender selon la perspective des filles. À cet âge-là, les garçons ne comprennent rien, ne parlent pas entre eux, sont des forces brutes… [Water Lilies] offre une perspective féminine sur ce que signifie devenir une fille… Pour le moment précis de la naissance du problème de féminité. Je voulais parler plus des filles que de l’adolescence elle-même » (ibid. p. 35). Elle ajoute dans une autre entrevue : « il y a l’intuition de départ et la volonté politique de représenter des filles […] L’envie d’explorer le ‘’métier‘’ de fille. C’est du boulot d’être une fille. C’est du boulot d’être un garçon. Ce n’est pas excluant, juste exclusif » (Gabarz, 2014, p. 26). Il y a donc dans le film un déséquilibre assumé dans la représentation des genres, mais qui permet de renversé le regard masculin (the male gaze), étant donné que le film est réalisé par une femme et prend l’adolescente pour sujet central plutôt que simplement comme objet de désir. Qui plus est, la prédominance des filles dans le champ permet aux cinéspectateurs de se concentrer exclusivement sur celles-ci et facilite plus encore l’identification à ces dernières. Parfois, même, Sciamma supprime du champ l’une de ses protagonistes pour éviter une lecture distraite et pointer au cinéspectateur celle qu’il doit regarder à un moment précis. C’est ce que l’on perçoit notamment quand Floriane réajuste le maillot de bain de Marie et qu’elle sort du cadre, ne laissant que Marie dans le champ, celle à qui on doit s’identifier à cet instant. Aussi, lorsque Marie s’apprête à déflorer Floriane, le haut du corps de Marie est complètement dans le hors-champ et, de cette manière, la caméra se concentre uniquement sur Floriane. Encore une fois, tout ce qui pourrait distraire le cinéspectateur des personnages importants dans chaque situation filmique est tout simplement supprimé et l’identification s’en retrouve encore davantage renforcée.

Par ailleurs, dès l’amorce du film, les trois filles sont largement stéréotypées par leur apparence physique et leur gestuel, ce qui rend l’identification des personnages d’autant plus aisée. En fait, les personnages de Sciamma dans Naissance des pieuvres sont très similaires aux protagonistes de Lukas Moodysson dans Fucking Åmål (1998). Marie et Agnès se ressemblent énormément : brunettes, garçonnes, complexées par leur apparence physique, peu bavardes, impopulaires et séduites par la féminité d’une belle blonde populaire. Elles correspondent en tout point au stéréotype du « vilain petit canard » qu’on retrouve fréquemment en littérature ainsi qu’au cinéma. Au contraire, tel que mentionné dans le synopsis, Floriane est plutôt l’incarnation d’Elin dans le film suédois, présentée comme la belle fille populaire auprès de la gent masculine, celle qui est passée « du côté des filles qui mangent des bananes » selon Floriane elle-même. Floriane comme Elin sont conscientes de leur pouvoir de séduction. D’après Carrie Tarr et Bigitte Rollet, dans le cinéma français, l’adolescente est fréquemment un trope, souvent représentée comme une Lolita femme-enfant, un objet de désir sexuel conçu pour titiller l’homme voyeur et pour circonvenir le défi et la menace de la sexualité de la femme adulte (Belot, 2012, p. 170). Ce trope peut être trouvé, par exemple, dans Noce blanche (1989) de Jean-Claude Brisseau, mais aussi dans les films de Catherine Breillat, tels qu’Une vraie jeune fille (1976), 36 fillette (1987) et À ma sœur (2001), qui explorent et interrogent cette représentation dominante (ibid., p. 170). Étant donné que le cinéspectatorat est habitué aux stéréotypes du vilain petit canard et de la Lolita femme-enfant, les rôles de Marie et Floriane sont faciles à reconnaître pour lui, à catégoriser et, donc, à identifier. Cela lui confère un certain confort, puisqu’il n’est pas déstabilisé par les traits communs de ces personnages. Cela dit, si les personnages de Sciamma sont si stéréotypés, c’est pour mieux renverser ces stéréotypes par la suite. Effectivement, Floriane révèle à Marie qu’en fait elle n’a jamais couché avec personne, tout comme Elin dans Show me love dont la virginité est doutée par ses pairs. Comme Belot le souligne, l’attrait dans le film de Sciamma, et son intérêt pour l’adolescence en relation avec l’amour et la sexualité, repose sur aller au-delà de la représentation stéréotypique des adolescentes et ainsi amener à l’écran les incessants changements de ces adolescentes (ibid., p. 170). Quoiqu’il en soit, les manières employées par Sciamma afin de faciliter l’identification des personnages, soit la mise dans le hors-champ des personnages superflus et l’utilisation des stéréotypes, sont très efficaces, puisqu’elles obligent le cinéspectateur à s’identifier à l’une des trois protagonistes et que chacun de leur rôle dans l’histoire est facile à reconnaître.

Espace visuel et métaphores


D’autre part, l’espace visuel de la nage synchronisée, dans le film à la fois paysage-expression et paysage-catalyse, est loin d’être choisi par hasard… À vrai dire, il constitue plutôt une métaphore de la féminité, de la séduction, de la profondeur et du mouvement ainsi que de la naissance du désir (homosexuel ou hétérosexuel). Comme le suggère Sophie Mayer, la natation est une expression particulièrement puissante de la féminité, de l’homosexualité, de la subjectivité non-binaire et de l’émergence du désir, notablement dans les œuvres de Lucrecia Martel et de Céline Sciamma, deux représentantes de ce que B. Ruby Rich a identifié le nouveau transnational New Queer Cinema, dans lequel les spécificités du genre et de la sexualité sont interconnectés aux politiques locales/nationales, cultures et mythes (Mayer, 2015, p. 50). C’est aussi le cas du film français Les filles ne savent pas nager (2000) d’Anne-Sophie Birot qui comporte quelques similarités avec Naissance des pieuvres dans la proximité des adolescentes avec l’eau et le lesbianisme implicite plutôt qu’explicite. Pour les jeunes homosexuels et transsexuels de Sciamma de la classe ouvrière, la natation est une échappatoire, une alternative à leur paysage domestique concret et aux attentes liées au genre à l’intérieur (ibid.). D’ailleurs, Céline Sciamma explique son intérêt pour le milieu : « c’est un sport qui produit un discours sur le féminin car c’est le seul sport exclusivement féminin. C’est un sport qui se cache, qui ne dit pas son nom, qui est déguisé… Il réclame une discipline de fer, il est pratiqué par des athlètes de haut niveau qui doivent cacher les efforts qu’il y a derrière. Il faut être anonyme, maquillé et sourire, alors que c’est un sport de dingues. Le fait de cacher l’effort physique pour prouver qu’on est une poupée m’intéressait » (Gabarz, 2014, p. 27). Dans une autre entrevue, elle ajoute : « Quand j’avais 15 ans, j’ai assisté à une prestation de nage synchronisée et j’ai pensé que j’avais raté ma vocation ! Ces filles étaient tellement accomplies, tellement féminines, alors que j’étais tellement enfantine en apparence […]. En plus, je pense que la natation synchronisée en dit beaucoup sur la condition féminine. Les nageuses synchronisées sont des soldats qui ont l’air de poupées : à la surface, il faut qu’elles prétendent ne pas souffrir, alors qu’en-dessous elles se démènent péniblement. Ça en révèle beaucoup sur le boulot d’être une fille » (Wood, 2008, p. 8). De cette manière, la natation synchronisée dans le film est une métaphore de ce que représente la féminité, la condition féminine. Marie a été séduite par la performance des nageuses, comme l’a été Sciamma à 15 ans, en raison de la beauté du spectacle, « c’était très beau » confie-t-elle à Floriane. Baudrillard suggère que la performance d’artistes féminins est belle parce que leur féminité apparaît complètement affichée (Belot, 2012, p. 174). Ainsi, Marie a été séduite par la féminité accentuée de Floriane, par la beauté d’un artifice (ibid. p.174). La natation synchronisée est un spectacle d’apparences dans lequel les nageuses doivent cacher l’effort physique à l’aide de maquillages, de coiffures stylisées et de scintillants maillots de bain (ibid. p.174). On perçoit notamment ce travestissement lorsque Marie aide Floriane à se préparer pour sa compétition et qu’elle badigeonne ses cheveux d’une huile pour les faire reluire. Floriane arbore alors un rouge à lèvre très vif, un visage complètement maquillé, et un maillot scintillant, prête pour la compétition. On aperçoit également les nageuses d’une autre équipe inspectées par leur entraîneuse et l’une des nageuses, Natasha, ne s’est pas rasée adéquatement. Natasha s’explique en disant « j’ai pas eu le temps », alors que l’entraîneuse réplique « tu lui diras ça à ton mari; j’ai pas eu le temps » et lui tend un rasoir. Les nageuses doivent être physiquement immaculées, ainsi, correspondre à l’idée qu’on se fait de la féminité. De plus, dans la séquence d’ouverture du film, l’idée de la féminité est renforcée durant le spectacle où tout se passe à la surface de l’eau, comme la caméra reste sur les visages souriants des filles, c’est un regard masculin où les femmes sont définies à travers le regard des hommes (ibid. p.174). L’accent est mis sur les filles comme champ de séduction; le rôle des filles est d’être attirante et de séduire l’audience. Néanmoins, la caméra finit par montrer aussi les corps des filles et, de cette manière, leurs efforts sont dévoilés. Sciamma rend visible à l’écran ce qui est supposé demeurer invisible, c’est-à-dire le moi intérieur des nageuses. C’est ce qu’on perçoit notamment dès la première séquence du film où on entre dans le vestiaire des filles qui se préparent avant leur compétition ou encore lorsque Floriane invite Marie à observer les nageuses sous l’eau. En conséquence, Sciamma renverse l’aspect séducteur de la féminité, elle va au-delà des apparences pour mettre en évidence ce qu’elle appelle « le boulot difficile d’être une fille » (Wood, 2008, p. 8). Par le fascisme de l’apparence et l’hyper-visibilité inhérente aux maillots de bain, la piscine est aussi un espace chargé de conformités hétéronormatives, or, elle offre également une suspension sous l’eau qui déforme et transforme le corps/l’image (Mayer, 2015, p. 126). On en vient justement à la notion de profondeur, puisque Sciamma s’aventure par delà les apparences et sous la surface de l’eau. La piscine est un milieu où l’on va en-dessous de la surface, donc, en profondeur. D’après Sue Cataldi, la notion de profondeur doit être considérée comme un lien : « la profondeur n’est ni ici, ni là-bas, ni passé, ni future, mais le lien les unissant et la source de leur réversibilité » (ibid., p.178). Comme l’argumente Sophie Belot, le lien unissant Marie et Floriane en également un de profondeur (2012, p. 177). D’ailleurs, l’utilisation de longs plans dans la séquence dans Cergy-Pontoise donne une impression de profondeur (émotionnelle), comme dans la séquence où Marie observe les nageuses sous l’eau. Le site postmoderne dans Cergy-Pontoise est aussi le lieu où Floriane abaisse son masque en révélant à Marie qu’elle n’a jamais couché avec personne et qu’elle subit l’harcèlement sexuel de son entraîneur. Alors, Marie a réussi à percer la surface de Floriane, puisque Floriane commence à divulguer sa véritable nature (ibid., p.178). Cette scène est un point tournant dans le film, puisqu’il marque un changement dans la relation des jeunes protagonistes, reflété dans le paysage dans lequel elles évoluent (ibid., p.178). Ici, le sens de la profondeur est une condition pour l’expérience de l’émotion profonde et, par conséquent, du lien avec l’autre. Ainsi, la profondeur est une dimension d’intimité. L’espace visuel fournit également un accès à l’univers intérieur des jeunes filles pour Rohmer dans Pauline à la Plage (1982) et pour Fiona Handyside dans Conte d’été (1996) (Belot, 2012, p. 177-178). Les échos du travail de Rohmer dans Naissance des Pieuvres invitent à une lecture intime du film basée sur la connexion entre l’espace physique, spécialement dans sa proximité avec l’eau, et l’expérience émotionnelle profonde des jeunes protagonistes féminins (ibid., p. 178). Dans la séquence finale du film, l’expérience émotionnelle profonde vécue par Marie après le baisé échangé avec Floriane est mise en évidence lorsque celle-ci plonge sous l’eau, un espace sombre et profond lui-même. Toujours selon Cataldi, l’émotion ressentie par les protagonistes doit être décrite en tant qu’« e-motion », ce qui correspond à être en mouvement ou à expérimenter un changement en soi (ibid., p. 179). La natation est un sport et, par conséquent, fait appel au mouvement, tout comme allégoriquement les jeunes adolescentes dans le film sont constamment en mouvement ou en devenir. En effet, Marie change incessamment de positions par rapport à Floriane; tantôt sa chaperonne, tantôt son objet sexuel pour attirer l’attention des hommes sur la piste de danse et tantôt comme jouet sexuel (ibid.). Or, elle refuse également son rôle passif. En fait, Marie est transformée par sa passion pour Floriane et va pour cette raison expérimenter avec son identité constamment changeante ou réversive (ibid.). Dans Naissance des pieuvres, devenir n’est pas tant marqué par une transformation physique, comme c’est le cas dans Innocence de Hadzihalilovic, mais plutôt marqué par un changement à un niveau émotionnel (ibid.). Ainsi, la fluidité de l’eau et de la natation représente aussi le devenir, le mouvement des personnages, particulièrement l’évolution de Marie. Tout au travers du film, le cinéspectateur est comme immergé lui aussi dans cet univers qu’est la piscine par l’omniprésence de la couleur bleue dans presque l’intégralité des plans; « c'est un bleu présent dès l'écriture : ce n'est pas une décision de chef opérateur ou de chef décorateur. Dès la description des pièces, le bleu est là. J'avais des envies de scènes assez monochromes, et ce bleu est une forme de révélation » explique Sciamma (Garbarz, 2014, p. 27). Ce bleu est aussi une métaphore de la piscine dans laquelle les protagonistes évoluent. En somme, le choix artistique de Sciamma en ce qui a trait à l’espace visuel de la piscine constitue dans le film une métaphore de la féminité, son champ de séduction, la profondeur de l’expérience émotionnelle vécue par les adolescentes ainsi que leur évolution, décrite par Sophie Belot comme un mouvement, soit le « be-coming » (ibid.).

Le silence : sommes-nous encore sous l’eau ?


Enfin, un autre aspect intéressant du style de Sciamma est l’important silence qui constitue le film. Ce silence s’exprime d’abord par la sous-verbalisation de ses personnages, ceux-ci étant davantage définis par leur apparence physique et leur gestuel que par leurs propos. En entrevue, elle dit : « j’ai fait des films d’action où les personnages n’ont pas un coup d’avance. Ils sont dans l’expérience sensible de ce qu’ils ressentent et non pas dans l’intellectualisation. Naissance des Pieuvres, sur le registre de l’affirmation et de l’identité, se termine là où un film de ‘’Coming-out’’ aurait commencé. Je voulais faire un film sur le moment où c’est dans le ventre, et non quand c’est dans la tête et que ça va vers le monde. J’avais pour obsession de construire un récit centré sur une dramaturgie forte, avec une succession d’actions incarnées et assez peu dialoguées » (Gabarz, 2014, p. 27). En effet, dans Water Lilies, les personnages se définissent essentiellement par leurs actions. La cinéaste enlève les dialogues et limite ses acteurs à des regards éloignés de la caméra. Étonnamment, le film se déroule avec pratiquement aucun échange verbal ni contact direct avec les yeux des personnages. Cette technique est même renforcée pendant les points clés de la tension dramatique dans lesquelles la conversation est évitée ou restreinte à des apartés disproportionnellement laconiques (Palmer, 2007, p. 37). Souvent, Sciamma permet aux acteurs seulement un geste performatif, un tic dédaigneux ou contemplatif, pour suivre les désirs sexuels mécontents des adolescentes (ibid.). Dans une scène, par exemple, Anne crache dans la bouche de François à la place de l’embrasser; le garçon n’émet aucune réponse, il reste froid, et Sciamma coupe toutes les conséquences potentielles de son geste. Similairement, pour impliquer la résistance de Marie envers son désir homosexuel pour Floriane, un problème thématique majeur, Sciamma favorise des moments d’introspection, comme un court plan dans lequel Marie crache et frotte sa main sur laquelle sa quasi-amie avait écrit son adresse. Plus tard, Floriane rejette Marie après leur seul baiser, ce qui mène à une séquence de quatre minutes sans parole qui conclut le film. Dans la même veine, de manière plus déconcertante, presque rien n’est dit après que Floriane perd sa virginité avec Marie. Le mot « lesbienne » n’est même jamais prononcé, il n’y a pas de répercussion à leur acte sexuel; les filles arrangent plutôt le lit muette; Marie murmure « attends »; Floriane réplique « y faut que j’y aille » et elle part (ibid., p. 39). Dans tous ces cas, comme Tranchant en fait la remarque, les silences de Sciamma sont orchestrés comme de la musique (ibid.). Justement, en ce qui a trait à la musique, Philippe Azoury suggère que « le son, fourni par le complice de ParaOne… communique les qualités auditives de l’univers du sourd, une adolescence entendue, mais embouteillée et enfermée… un univers entièrement immergé comme dans une piscine » (ibid.). La bande sonore de Jean-Baptiste Laubier, très syncopée, aigue, avec des cordes électroniques, rappelle l’univers pratiquement silencieux sous l’eau de la piscine dans laquelle les ondes sonores voyagent trop rapidement pour être bien entendu. On revient donc à l’importance du silence dans le film qui symbolise en vérité l’emprisonnement, l’immersion des filles dans la piscine, milieu quasi-sourd.

En conclusion, Céline Sciamma utilise la réduction des personnages dans le hors-champ, la métaphore de la natation et les silences afin que le cinéspectatorat adopte le point de vue d’une adolescente de 15 ans; une période pendant laquelle l’adulte est marginal et le sexe opposé mystérieux, d’où la réduction de ceux-ci dans le hors-champ; une période de confrontation à l’idée de la féminité, de confrontation à des expériences émotionnelles profondes et à des changements, d’où la métaphore de la natation; et une période de sentiments plutôt que de verbalisation et d’intellectualisation; d’où le silence et la musique, celle-ci rappelant l’univers quasi-sourd sous l’eau de la piscine. On retrouve, par ailleurs, des échos de Naissance des pieuvres dans ses deux autres long-métrages Tomboy (2011) et Bande de filles (2015) qui complètent sa trilogie sur l’adolescence et l’enfance féminines. Certes, l’esthétique singulière de Sciamma n’est pas passée inaperçue et elle est parvenue à se tailler une place d’icône dans le Nouveau Cinéma Féministe et Queer. On peut même remarquer des influences thématiques et esthétiques de Naissance des pieuvres et de Tomboy dans le film québécois Sarah préfère la course (2013) de Chloé Robichaud.

Médiagraphie

BELOT, Sophie. 2012. « Céline Sciamma’s La Naissance des pieuvres (2007): Seduction and be-coming ». Studies in French Cinema, vol. 12, no 2, p. 169-184

GARBAZ, Franck. 2014. « Entretien avec Céline Sciamma ». Positif, (Octobre), p. 25-28

MAYER, Sophie. 2015. Political Animals : the New Feminist Cinema. London: I. B. Taurus

PALMER, Tim. 2011. Brutal Intimacy: Analyzing Contemporary French Cinema. Connecticut: Wesleyan University Press

WOOD, Jason. 2008. « Rushes: The Difficult Job of Being a Girl ». Sight and Sound, vol. 18, no 14, p. 8-9

HAMEL, Jean-François. 2009. « Angoisses juvéniles ». Ciné-Bulles, vol. 27, no 1, p. 59- 60

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