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  • Photo du rédacteurVéronique Mc Nealis

Analyse filmique | I am curious : Yellow and Blue (1967-68)



Lena Nyman est pour le moins curieuse en effet…. C’est sous le titre Yellow (1967) que Lena, jeune étudiante en théâtre et amante du réalisateur Vilgot Sjöman, interprète un personnage aussi appelé Lena, jeune femme passionnée par la justice sociale, et interroge les citoyens de Stockholm par une panoplie de questions politiques. La curiosité de Lena se renchérie sous le titre Blue (1968), complétant ainsi les couleurs emblématiques du drapeau suédois du film I am curious. La partie « jaune » commence à la manière de nombreux films de la Nouvelle Vague française, soit par un générique présenté par les cinéastes eux-mêmes qui dévoilent l’appareil cinématographique du film. Or, I am curious va plus loin en construisant dans ses deux parties un film autoréflexif, un film à l’intérieur d’un film, dont le réalisateur et l’actrice principale sont acteurs eux aussi. Le film scandinave s’aventure aussi par-delà la pudeur et le currrent moral code américains en montrant des scènes osées souvent perçues comme étant pornographiques. D’ailleurs, il est considéré comme le film qui a finalement brisé le tabou légal contre les scènes de rapports sexuels à l’écran aux États-Unis (Sundholm, 2012, p. 215). À cet effet, Norman Mailer déclare dans son livre Cinema 16 que I am curious est « le principal catalyseur du nouveau cinéma permissif » (Sherwin, 2006, p. 23). Encore aujourd’hui, I am curious – Yellow demeure un des plus grands succès cinématographique et en même temps un des plus controversés qui a été fait en Suède (Sundholm, 2012, p. 215). En dépit de son aspect « pornographique » provocateur, le film traite d’enjeux politiques sérieux et est en vérité politique tant dans ses thèmes que dans son approche esthétique.


POLITIQUE PAR LE CONTENU


D’abord, I am curious est éminemment politique dans ses thèmes, du moins dans le film à l’intérieur du film, c’est-à-dire dans la part fictionnelle du film. En effet, Lena, protagoniste, est passionnée par la justice sociale, il faut donc s’attendre à ce que le film aborde le socialisme en Suède vers la fin des années 1960. C’est effectivement le cas, puisque, en s’improvisant journaliste, Lena interroge sa communauté suédoise sur des questions d’ordre politique toujours en lien avec la justice sociale. À travers le film, Lena interroge les citoyens sur, notamment, les classes sociales dans la société suédoise, l’égalité entre les sexes, la pratique de la non-violence, la religion, la réforme des prisons ainsi que sur d’autres sujets sociopolitiques. Dans la séquence d’ouverture du film Yellow, Lena demande notamment aux citoyens « est-ce qu’il y a un système de classes en Suède ? », « est-ce que les femmes ont des opportunités égales aux hommes ? », « comment se fait-il que le Mouvement Ouvrier est si conservateur sur l’égalité des femmes ? » et « combien de temps ça prendra avant de briser les barrières des classes ? ». Qui plus est, lorsque Lena se rend à l’aéroport de Stockholm, elle questionne des véritables touristes revenant d’Espagne sur leurs opinions à propos des implications éthiques de voyager dans un pays qui exécute encore ses dissidents politiques. Cette séquence est en relation directe avec le contexte de 1967, soit à la fois l’année de sortie du film et l’année de l’apogée du boom touristique en Espagne (Crumbaugh, 2010, p.123). Les regards vides et nerveux des voyageurs Suédois interrogés par Lena ainsi que leurs haussements d’épaule suggèrent leur implication dans l’exploitation du boom touristique par la dictature de Franco (ibid.). Or, en somme, le film est essentiellement une exploration, d’abord, des tensions politiques et sociales entre la non-violence et la violence, et puis, des tensions sexuelles entre les aventures volontaires des femmes et l’exploitation des femmes par les hommes (Luft, 2009, p. 361). À titre d’exemple, une séquence vers la fin de Yellow rejoint toutes ces thématiques : après avoir été violée par Björe, son amant marié à une autre femme, Lena rêve qu’elle enchaîne à un arbre 23 hommes d’une équipe de soccer, comme le nombre d’hommes avec qui elle a couché, et qu’elle fusille Björe, puis, castre son pénis.

Elle a par la suite des visions de Martin Luther King auprès duquel elle s’excuse de ne pas avoir été en mesure de pratiquer la non-violence. Qui plus est, le film contient une séquence de propagande gauchiste dans laquelle on annonce à la télévision l’adoption d’un plan militaire de défense basé sur la non-violence. Sjöman révèle en entrevue que son intention est de dépeindre les contradictions de la non-violence : « d’un côté, tu souhaites être et que ta société soit non-violente et, de l’autre, ça ouvre la question à propos de ce qui devrait être fait dans le monde. […] Il faut utiliser la force et la violence pour briser les sociétés privilégiées, les sociétés de classes » (Lahr, 2003, s.p.). Ainsi, la non-violence et ses contradictions sont un des principaux thèmes politiques abordés dans le film. Par ailleurs, la sexualité, thème également récurrent dans le film, est aussi politique, car elle sert de rébellion aux conventions prudes du cinéma traditionnel. Après la parution du film, un critique Yougoslave s’étonne d’ailleurs du fait qu’apparemment en Suède la révolution est menée uniquement dans la sphère sexuelle (Stevenson, 2010, p. 90). En fait, l’objectif encouru par Sjöman est justement de s’opposer aux modèles généraux américains/italiens/français dans leur manière de représenter le sexe au cinéma (Lahr, 2003, s.p.). Il explique en entrevue que, dans le film américain, il y a un baiser et une disparition en fondue aux environs d’un lit (ibid.). La tradition suédoise ne fait elle-même que prolonger cette idée en montrant un couple dans un lit, couvert de draps afin qu’on ne puisse pas voir leurs partie génitales ou les seins de la femme (ibid.).

Les angles de caméra doivent être conçus pour ne révéler rien de tout ça (ibid.). Il ajoute : « je me sentais vraiment inhibé pendant que je faisais des scènes traditionnelles de sexe, pleines de clichés… J’ai pensé, ‘’si je compte faire n’importe quel scène d’amour, ça ne peut pas être une de ces situations coincées. Il faut percer ces clichés si on compte faire quelque chose qui a de la valeur‘’» (ibid.). Bien sûr, cette subversion à la pudeur du cinéma traditionnel est à l’origine très controversée. En effet, le film a été banni en Norvège et a aussi été banni par les agents des douanes des États-Unis en 1968 (Stevenson, 2010, p. 92). L’importation du film aux États-Unis a été refusée pour cause « d’obscénité », en raison de la courte scène de fellation, de cunnilingus et des courts plans du membre mâle nu (ibid.). De cette manière, le film est en quelque sorte un acte de résistance à la classe dominante, le cinéma hollywoodien, par son rapport cru à la sexualité. La seconde partie du film, I am curious blue, commence même par un cours d’éducation sexuelle donnée aux femmes dans lequel le lesbianisme est discuté. Plus tard dans le film, il y a également une scène où Lena espionne deux femmes qui couchent explicitement ensemble. Il est très rare à l’époque, voire totalement absent, que l’homosexualité soit représentée au cinéma de manière aussi explicite et, donc, cela constitue aussi une forme de rébellion vis-à-vis de l’univers étouffant de la censure américaine. En revanche, le rapport cru à la sexualité peut aussi nuire à l’efficacité politique du film, puisque celle-ci retient davantage l’attention du public au détriment des thèmes directement politiques. Plusieurs vont certes uniquement voir le film pour les scènes à caractère sexuel, c’est pourquoi il faut remettre en question l’efficacité politique du film, celle-ci étant analysable seulement en terme de rapports du film avec le public qu’il touche (Noguez, 1987, p. 52). De plus, selon Dominique Noguez, l’efficacité politique d’un film est inversement proportionnelle à la présence explicite du politique dans ce film, ce qui invite à remettre en cause encore davantage l’efficacité d’I am curious qui affiche explicitement ses thèmes politiques (ibid.). Quoiqu’il en soit, le film est tout de même parvenu à démontrer que la Suède est encore à l’époque une société avec des classes sociales malgré toute la rhétorique sociale-démocrate affirmant le contraire et que la modernité n’est pas encore atteinte dans toutes les régions du pays scandinave (Qvist, 2000, p. 179).



POLITIQUE PAR LA FORME



Par sa manière d’aborder le politique, en ce qui a trait à sa forme, le film appartient au mode d’efficacité politique « le cinéma-catalyseur » décrit par Dominique Noguez dans son texte Le cinéma, autrement (1987, p. 54). À vrai dire, Sjöman est très inspiré du travail de Jean Rouch et cherche à improviser le plus possible et, ainsi, user des techniques du cinéma direct (Åberg, 2003, p. 57). En ce sens, le réalisateur est pionné, du moins en Scandinavie, de la réalisation politiquement « consciente » dans un style documentaire qui est devenue un courant majeur dans la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1970 (ibid.). En fait, Sjöman a pour ambition de sortir des studios en dénonçant le fait que personne dans l’industrie filmique suédoise traditionnelle n’est entraîné dans des lieux de tournage locaux (Stevenson, 2010, p. 90). Il s’agit aussi de « tirer parti de la propre vie des acteurs et de leur manière de vivre pour le matériel », de « détruire le scénario » à la manière du cinéma direct ainsi que de « se jouer nous-mêmes » comme le réalisateur suédois l’a marqué dans ses notations (ibid.). Il favorise aussi le tournage avec une lumière naturelle et fait en sorte que les acteurs portent leurs propres vêtements en plus de donner leur propre nom aux personnages qu’ils interprètent (ibid.). Il s’agit-là également d’une pratique courante du cinéma direct comme on peut, par exemple, le constater dans Geneviève de Michel Brault dans lequel Geneviève Bujold interprète un personnage portant son propre nom. Par ailleurs, la participation de la collectivité suédoise est sollicitée à mainte reprise dans le film à travers les entrevues de Lena. D’après Noguez, « le cinéma-catalyseur est le cas le plus direct d’efficacité politique, car elle joue avant même l’achèvement du film et sa transformation. La présence d’une équipe de tournage, ou simplement d’une caméra, dans une collectivité relativement close, a nécessairement un rôle perturbant. Ce rôle peut être décuplé si le film est consacré à la collectivité elle-même, centuplé si la participation de cette collectivité est sollicitée » (1987, p. 54). Ainsi, on peut considérer l’approche directe de Sjöman efficace, car non seulement le film est destiné à la collectivité suédoise, mais aussi cette collectivité est sans cesse sollicitée à participer au film, même certains politiciens, à travers la série d’entrevues de Lena. À priori, son intention, comme il l’a noté, est de faire un film « kaléidoscope » dans lequel toute la Suède peut se retrouver (Stevenson, 2010, p. 89). Dès l’amorce du film, les entrevues se succèdent les unes aux autres et touchent une multitude de sujets concernant la collectivité suédoise. Sjöman se donne comme objectif de « laisser ça déborder » comme il l’a aussi écrit dans ses notes (ibid.). L’équipe parvient même à interviewer Olof Palme, le Ministre des transports de Suède vers la fin des années 60 qui est d’ailleurs devenu le Premier Ministre de la Suède en 1969 et qui est par la suite assassiné en 1986. Non seulement le réalisateur parvient à interviewer M. Palme, mais aussi Martin Luther King Jr qui est de passage en Suède lors du tournage.

Qui plus est, en ce qui a trait à la forme du film, le cinéaste suédois laisse entrevoir son équipe de tournage à l’écran à plusieurs reprises tant dans la première que dans la seconde partie de I am curious. C’est le cas dans la séquence d’ouverture, pendant l’entrevue avec Olof Palme où l’équipe de tournage, la caméra et le hors-champ du film dans le film sont révélés à l’écran. Aussi, l’équipe de tournage est dévoilée autour de la maison dans les bois où Lena et Björe se disputent violemment, parmi d’autres exemples encore. À tout moment où l’histoire atteint un point dramatique, Sjöman interrompt le film dans le film par une direction rappelant aux cinéspectaeurx que ses acteurs performent pour lui. Comme Lars Von Tier, il souhaite rendre le processus de réalisation visible pour les cinéspectateurs (Stevenson, 2010, p. 90). Par conséquent, le film appartient également au cinéma de subversion formelle, en brisant la barrière entre le documentaire et la fiction, ce quatrième mur qu’on retrouve dans le cinéma classique. Toujours selon Noguez, « une autre façon, plus provocante et plus globale, de contester le système formel du cinéma de la classe dominante […] est de présenter l’envers caché du processus filmique : la caméra, le cinéaste, etc. » (1987, p. 55). De cette façon, Sjöman renforce l’efficacité politique de son film en renversant le langage formel d’Hollywood, univers capitaliste, en le substituant par un autre langage pour promulguer des idéologies socialistes. Néanmoins, il ne s’agit pas du langage révolutionnaire prôné par Solanas, donc, non pas celui du troisième cinéma, mais plutôt celui du second cinéma, le cinéma d’auteur de ses contemporains français de la Nouvelle Vague. Comme Sjöman le dit lui-même en entrevue, on peut deviner en visionnant son film qu’il a vu beaucoup de films de Godard (Lahr, 2003, s.p.). Cela dit, la subversion de la forme du second cinéma n’assure pas une efficacité politique absolue, étant donné que le cinéma repose sur une impression de réalité, cela peut conduire au contraire à la déconstruction du film et, ainsi, faire perdre l’intérêt du spectateur (ibid. p. 56). En revanche, cela est néanmoins davantage efficace que le cinéma « qui fait réaliser », ou cinéma d’identification, car ce dernier fait preuve d’inconséquence. Ce cinéma tente de renverser l’impérialisme américain en empruntant son même langage hollywoodien et, donc, crée une incohérence qui semble plutôt soutenir la classe dominante que la renverser. Or, dans I am curious, le politique n’est pas réduit à l’état d’ingrédient diégétique, mais, au contraire, est travaillé dans la forme aussi. On retrouve notamment un exemple satirique de la manipulation de la forme dans cette séquence en particulier: alors qu’un ami de Lena lui demande qu’est-ce que son sac mystérieux contient, Sjöman transforme cette séquence en un jeu télévisé avec des intertitres et une voix-off d’animateur dans lequel le spectateur remporte des prix si il parvient à deviner ce qu’il y à l’intérieur du sac. Cette forme de jeu télévisé revient d’ailleurs plus tard dans le film alors que Lena vole le sèche-cheveux que Björe compte offrir à Madeleine et l’insère dans son sac. En l’occurrence, on tourne en dérision la gourmandise monétaire et matérialiste engendrée par le capitalisme dont les concours télévisés de ce genre en sont une expression.


En conclusion, I am curious (Yellow et Blue) est un film politique tant dans les thèmes, soit le socialisme en Suède et la sexualité en tant que rébellion, que dans la forme, soit un cinéma-catalyseur qui va vers les gens afin de solliciter leur participation dans le film ainsi qu’un cinéma de subversion formelle qui déconstruit le film à l’intérieur du film. Cela dit, il ne faut pas confondre un film qui s’affirme politique avec un film qui est véritablement politiquement efficace. À la lumière des réflexions émises dans cette analyse, il est fort possible que le film s’avère pour sa part politiquement inefficace, puisque le public attiré par la sexualité dans le film n’est pas forcément intellectuellement prédisposé aux thèmes politiques dont le film parle et, par conséquent, ces thèmes risquent de paraître ennuyeux pour celui-ci et de demeurer inconséquents. En outre, la déconstruction du film par lui-même est une approche risquée, puisqu’elle brise l’impression de réalité habituellement recherchée dans un film et peut ainsi faire perdre le fil de l’action aux spectateurs et leur intérêt. Or, étant donné qu’un film est soumis à la subjectivité de chaque spectateur, il est très difficile de déterminer de manière objective l’efficacité politique d’un film.



BIBLIOGRAPHIE


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CRUMBAUGH, Justin. 2010. Destination Dictatorship: The Spectacle of Spain's Tourist Boom and the Reinvention of Difference. Suny Press

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